Le Judo dans un entretien d'embauche, individuel ou collectif?

        Après mes études, comme beaucoup de jeunes de mon âge, j’ai passé des entretiens d’embauche pour intégrer le monde de l’entreprise. Rassurez-vous, il ne s’agit pas ici d’un nouvel abécédaire des méthodes pour réussir ces entretiens. Non, il s’agit ici plutôt d’une longue focale sur une question qui m’a été posée et qui a déclenché une réflexion plus profonde que je ne l’imaginais.

        Je vous replace le contexte : une fois les questions d’usage passées, une fois les questions techniques évacuées, viennent enfin les questions vraiment intéressantes sur les passions. Pour les vrais millennials de la start-up nation, « passion » = « hobbies » (lire ce mot sur le ton de Paul Volfoni des Tontons Flingueurs). Vu l’endroit où est publié ce post, vous vous doutez bien que je n’ai pas écrit « tricot » ou « macramé » sur mon CV. Ah bon ? Mais pourquoi tu n’as pas écrit « tricot » ou « macramé » sur ton CV ? Eh bien parce que je n’en fais pas. Logique. Rassurez-vous, je n’ai pas écrit 2e Dan non plus. Ah bon ? Mais pourquoi tu n’as pas écrit 2e Dan ? Eh bien parce que je ne l’ai pas. Toujours logique.

        Bon, donc, cela fait 40 min que j’ai l’impression d’être le commercial de ma propre vie quand soudain la question controverse tombe : « Nous voyons sur votre CV que vous faites du judo. C’est un sport individuel. Comment vous intégrez-vous donc dans une équipe ? »

        Je pense : « Pardon ? », mais je ne dis rien, je garde la façade et gagne du temps pour rassembler des idées et bafouiller une réponse intelligente qui semble satisfaire mon interlocuteur. L’entretien se termine après quelques autres questions sans intérêt et je ne suis pas rappelé. Macache.

       Le temps passant, je repense à cette question. D’ailleurs, plus j’y repense et plus le « donc » qu’elle contient me gêne. Bah oui, je suis sensible à la logique des mots et pour rappel « donc » est une conjonction de coordination qui marque la conséquence ou la conclusion d’un raisonnement. Pour traduire en d’autres termes ce qui m’avait ainsi été demandé : le judo est un sport individuel, vous pratiquez un sport individuel, êtes-vous en conséquence capable de travailler en équipe ? Bien comprendre que« travailler en équipe » = « entreprise », puisque, par définition, travailler en entreprise c’est forcément travailler avec d’autres personnes, ce qui est un peu le principe d’une équipe, enfin je ne sais pas, enfin peut-être…

       Mais bon sang ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, une question pourtant anodine d’entretien d’embauche m’a en réalité permis de réfléchir à ce qu’était la pratique du judo, mon sport. La vraie question mérite plutôt d’être posée ainsi : peut-on réellement qualifier le judo de sport individuel ?

Spoiler normand : oui et non.

        Certes, lorsque l’on affronte l’adversaire en un contre un, il s’agit bien d’un sport individuel. Cependant, cet exercice représente la partie émergée de l’iceberg. Gagner un combat, c’est en réalité montrer que le travail amont de l’un a dépassé le travail amont de l’autre (talents innés inclus). Or, ce travail amont implique tant d’interactions avec d’autres personnes, qu’il est difficile de le qualifier « d’individuel ». La preuve, aucun grand champion actuel n’est seul. Tous ont des sparing partners, des entraineurs, etc. Tous font des stages pour apprendre d’autres pratiquants afin d’enrichir leur propre judo. Oui, il s’agit bien d’enrichir le judo d’un individu, mais il est impossible de l’enrichir individuellement. Au risque de paraitre lourd : un judoka devient un meilleur judoka parce qu’il travaille avec d’autres judokas. Il y a donc un enrichissement mutuel de la pratique individuelle. Les champions ont donc besoin de rencontrer du monde pour continuer de progresser et devenir (ou se maintenir) champion. Vous l’aurez compris, au regard de cette succincte analyse, il me parait donc difficile de qualifier le judo de « sport individuel ». Il me semblerait plus adéquat d’envisager le judo comme : une pratique individuelle qui a néanmoins besoin des autres pour s’enrichir et devenir performante.

        Si cette analyse semble vraie pour les champions, qu’en est-il pour les vous et moi, pour ceux qui ne sont pas des champions ? Est-ce que ce raisonnement tient encore ? Toutes les ceintures noires de la discipline ont déjà ressenti cette notion singulière d’un sport individuel mais collectif à la fois. Ceux qui ont obtenu ce grade doivent commencer à voir où je veux en venir : les katas, ce travail à deux, en symbiose avec un partenaire et qui demande tout à la fois maîtrise technique et confiance. Pour bien comprendre à quel point cela va loin, il m’est indispensable de préciser qu’en France, sans l’obtention du kata, il est impossible d’obtenir sa ceinture noire (j’écris ce billet en 2019, les choses auront peut-être changé dans le futur). Pour paraphraser Amonbofis : en France, pas de travail d’équipe, pas de kata, pas de kata pas de ceinture noire, pas de ceinture noire… pas de ceinture noire. Pour un champion, le judo a donc besoin des autres pour que le travail amont permette d’aboutir à la victoire en compétition et pour les Français passionnés qui continuent jusqu’à la ceinture noire, il est nécessaire d’en passer par le kata, un travail d’équipe dans un sport individuel.

        Je maintiens donc mon diagnostic initial : le judo est bien un sport individuel qui requiert de s’appuyer sur les autres pour être pratiqué. Oh vous savez, ce que je dis là n’est jamais que de la philosophie de comptoir parce qu’il est très facile d’aboutir à la même conclusion en enfonçant une porte ouverte évidente : pour pratiquer le judo il faut être au moins deux donc déjà la notion d’individuel bat de l’aile. Ce que j’en dis ma bonne dame… Sauf qu’il est important d’ajouter qu’il faut être au moins deux... tout le temps ! Il est donc nécessaire de préserver ses partenaires, de faire attention à eux ; cassez les, faîtes-leur mal et vous ne pourrez plus jamais faire du judo parce que vous serez seuls. A cet égard, il vous sera donc tout aussi impossible d’obtenir votre ceinture noire. Je précise donc mon propos initial : le judo est un sport individuel dont la pratique requiert de toujours pouvoir compter sur au moins un partenaire qu’il s’agit de préserver. C’est donc un sport individuel mais pas individualiste.

        Vous me direz : « d’accord, mais la plupart des gens fait du judo pendant un temps sans pour autant aller jusqu’à la ceinture noire, donc ton raisonnement… ». Eh bien très bien, allons donc faire un zoom sur les enfants ! Je vous passe l’habituel laïus sur les valeurs du judo et l’intérêt des arts martiaux pour le développement des enfants. Quand on regarde bien comment les enfants font du judo, il est impressionnant de voir que les plus âgés aident souvent les plus jeunes. Mettons-nous d’accord : à part dans notre dojo ou la transmission intergénérationnelle est reine, cette entraide ne va pas nécessairement de soi ailleurs. Cependant, j’ai pu faire ce constat de cette entraide entre enfants dans plusieurs autres clubs. Je crois donc que cela vient d’un sentiment plus profond et dont on ne se rend pas compte au premier abord.

        Pour faire du judo, il est nécessaire d’exécuter un mouvement. Bah oui, les gens ne tombent tout de même pas à la renverse tout seul ou en se laissant faire ! Concentrons-nous donc sur ce mouvement. Cela est peut-être évident mais pour faire tomber ce mouvement doit être « bien fait » pour être efficace i.e. il doit être correctement exécuté pour renverser l’adversaire. Un mouvement « mal fait » est donc soit inefficace ou pire, dangereux. Un mouvement mal fait peut ainsi être la source de blessures ou plus généralement de bobos lorsqu’il s’agit des enfants. Eh oui ! le judo reste un sport de combat, il est donc nécessaire d’accepter « la composante bobo » lors de sa pratique. La force de la «composante bobo » c’est qu’elle me semble être à l’origine de l’effet d’entraide (c’est-à-dire un plus âgé qui aide un plus jeune) chez les enfants. Ces derniers n’étant pas fans des bobos (pas fous), ils comprennent assez rapidement dans leur pratique qu’il préfère subir un mouvement bien fait qu’un mouvement mal fait. Ainsi, lorsqu’ils savent exécuter un mouvement et qu’ils s’entrainent avec d’autres qui ne savent pas l’exécuter, ils préfèrent donc corriger le mouvement afin de ne pas avoir à le subir mal fait et potentiellement avoir bobo. Assez utilitariste j’en conviens, mais finalement collectif malgré tout.

       Bon alors ? Le judo, un sport collectif ou un sport individuel ? Comme je vous le disais : les deux. En effet, bien que lors des phases de combat, les judokas s’affrontent en un contre un, ni les champions, ni les adultes lambda passionnés, ni les enfants ne peuvent en réalité pratiquer le judo sans le soutien d’autres individus. Il est donc réducteur de voir le judo comme un pur sport individuel. C’est cette particularité qui distingue le judo d’autres sports individuels et en fait donc un sport individuel à part, à la fois individuel et collectif en même temps.

      Libre à vous de vous faire votre propre opinion sur la dimension collective du judo, cela dit, je ne suis pas expert, mais je suis sûr d’une chose : dans un entretien d’embauche, il est compliqué de paraitre « individuel » (par opposition à collectif). Si vous n’êtes pas convaincu, vous avez quand même ici une réponse toute faite qui a par la suite été validée par de nombreux interlocuteurs, cette question m’ayant été posée à de nombreuses reprises au cours de mes entretiens.

Ne me remerciez pas, c’est très judo de ma part.

      Jean LIET

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