Mémoire d'un judoka par Roger Arbus

Maître Roger Arbus

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Judo. L’unité du mouvement. Maître Arbus.

        Sur la surface plane d’un dojo deux silhouettes se tiennent l’une l’autre par la manche et le revers du kimono. Elles se déplacent en silence, tournent parfois sur elle-même dans le frottement sourd des pieds sur la toile. On les sent solidaires malgré une houle de forces qui les remue sans jamais rompre leur attache. En un éclair, c’est l’attaque. Une des deux figures s’est glissée devant l’autre. Les forces soudain ne se compensent plus mais s’enchainent, se combinent, se précipitent vers la chute. Un bel arc de cercle blanc vient mourir au sol, sans dommage. Les deux silhouettes se relèvent, se rhabillent, se saluent.

        C’est à ce mystère, sans cesse recommencé, que j’ai voué ma vie. C’est en lui que j’ai appris des techniques, acquis une maitrise, inscrit mon enseignement. Et j’ai reçu le tout comme une grâce, un don qui m’a permis d’être l’homme que je voulais être.

        Je voudrais tenter d’exprimer au soir de ma vie le sens de mon dévouement à la pratique et à l’enseignement du judo en méditant sur l’unité du mouvement. Unité de chaque mouvement pris en lui-même ; unité d’une vie dans l’exploration continue du judo ; unité des cercles de transmission qui se propagent à travers le temps.

        Le judo, j’en suis convaincu, n’est pas une technique de combat mais un art du mouvement. Cet art n’a pas pour fin de le représenter ou de l’enregistrer (comme les beaux-arts, la danse ou le cinéma) mais de le reproduire et de le porter à son accomplissement. Le judo ouvre sur l’infini car il ne conduit pas à vouloir capturer et emmagasiner de la puissance mais au contraire à se glisser et pénétrer toujours plus avant dans le mouvement de l’univers. Le judo ne morcelle pas l’unité mais nous y joint. Le judoka se fond dans le mouvement comme le sucre dans l’eau. Panta rhei  1. Il devrait pouvoir dire avec Montaigne, qui travaillait sans relâche à s’étudier : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. (…) Je ne peins pas l’être. Je peins le passage (…) »2 . Construire dans ce « passage », joindre l’intimité du soi et l’universalité du mouvement, tel me semble être le champ de recherche du judo.

        En effet, qu’est-ce qu’apporte le judo ? Qu’est-ce qui se donne dans le mouvement ? Rien d’autre que le mouvement lui-même, mais à des niveaux toujours plus généraux et intimes, toujours plus intégrés.

        Dans un premier temps le judo donne de la puissance sur l’autre et permet de prendre l’ascendant sur lui, avec une économie de moyen et un meilleur ajustement de ses forces. Bien que réelle, cette confrontation n’est qu’une illusion puisqu’il y a toujours plus fort que soi, d’un jour à l’autre, d’une année à l’autre, d’une saison à l’autre. L’adversité n’est qu’un moment ; certes elle est inscrite au cœur du judo mais comme devant être surmontée, comme une occasion de rejouer le dynamisme de l’unité. Ce qui fait ultimement de l’adversaire un partenaire.

        Le judo apparaît alors comme une école de vie, un système d’éducation qui permet de développer et conquérir ses propres forces, tant physiques que morales. Cette dimension éthique est un pilier fondamental de la pratique, mais là encore, ce n’est peut-être pas le terme de la course. La construction de soi ne peut s’accomplir sans dégénérer dans un narcissisme vulgaire, que si elle nous reconduit à plus grand que nous même.

        Ainsi, plus profondément et même si cela n’est pas immédiatement identifié comme tel, le judo ménage une participation au principe de toutes choses. En épurant le mouvement, en allant à sa recherche, en travaillant sa forme, son rythme, sa fluidité, le judoka retrouve, à la mesure de son investissement, la « générosité infinie d’un principe qui se donne »3.

        Toutefois cette quête n’est ni intellectuelle, ni solitaire ; elle passe par la préparation et la mobilisation totale de son corps et de son psychisme, par la pratique inlassable des exercices sur le dojo. Et surtout, elle ne peut se faire sans la rencontre de l’autre. Sous la figure d’Uké, naturellement, mais plus fondamentalement sous celle du Maitre puis de l’élève. La recherche du mouvement et de son unité est en effet indissociable d’un geste de transmission. C’est la présence du Maitre, à commencer par celle inaugurale de Jigoro Kano, qui transforme la violence en art et fait de l’adversaire un Uké. Ainsi pratiquer le judo, c’est entrer dans une chaine de transmission qui se structure depuis la cellule intime du club jusqu’à la grande famille de la Fédération.

        Maîtrise : recomposer l’unité dans le dynamisme

        A un premier niveau bien sûr, le judo enseigne l’unité du mouvement dans la forme d’une technique particulière, précise, déterminée. Ce qui donnera l’efficacité, ce qui légitimera la technique, ce sont la fluidité et la souplesse avec lesquelles s’enchaineront les phases du mouvement.

        Il est certes nécessaire de décomposer le mouvement pour l’apprendre, l’intégrer, l’améliorer. Déplacement, déséquilibre, placement, projection… Chaque phase elle-même se laisse analyser jusqu’à des éléments toujours plus simples qui sont codifiés et que l’on peut combiner à loisir pour déployer toutes les virtualités et les possibilités que recèle un mouvement. Il est essentiel de travailler ces phases séparément, de diviser la difficulté et de spécialiser les efforts. Toutefois c’est l’enchainement seul de ces phases qui révèlera la forme et l’efficacité du mouvement. C’est l’unité rythmique du tout qui porte les parties et la cohérence de leur ajustement. Le travail technique se fait sans cesse dans le va-et-vient de l’analyse et de la synthèse, de la décomposition et de la fusion. Dans cette lente préparation, dans cette formule aux équations complexes, la fluidité et l’efficacité qui naitront apparaitront comme le seul critère de vérité et de justesse.

        Et c’est ce qui est fascinant dans l’observation des progrès des débutants ou de tout judoka qui découvre un mouvement. On peut voir l’unité se reconquérir sur sa division. Le pratiquant enchaine de mieux en mieux, et dans des situations de plus en plus instables ou imprévues, une séquence dynamique cohérente et pertinente. La forme apparaît sur le brouillon des gestes ; l’action du corps devient lisible. Peu à peu une aisance naturelle se recrée sur la base d’un démontage et d’un remontage artificiels. Le comble de l’art est bien de disparaître, de se faire oublier derrière un naturel, certes reconstruit, mais plus réel que le donné de départ.

        Il me semble que le travail unificateur de la technique repose sur trois éléments principaux :

        - l’unité du pratiquant avec lui-même.

        Tout d’abord il faut apprendre à ce que toutes les parties du corps concourent efficacement au même but. Que le corps ne fasse pas obstacle à l’effort que le pratiquant essaie d’impulser. Un mauvais appui, la direction d’un pied, un déséquilibre subi, une main en retrait ou une hésitation peuvent contredire l’action déployée par ailleurs. La technique a donc pour vertu d’apprendre et de garantir l’union du pratiquant avec lui-même, la cohésion de ses forces et de ses appuis dans toutes les phases du mouvement. Ainsi se prépare et s’intensifie l’union du corps et de l’esprit : en se concentrant sur la technique l’esprit se coule dans le mouvement, perd toute hésitation et s’engage tout entier dans le déclenchement de l’action. L’unification du corps se met au service de l’unification de l’esprit.

        - l’union avec le partenaire.

        Comme dans le symbole antique, Tori n’est qu’un des deux morceaux de tessère 4. On ne peut pas s’accaparer le judo puisqu’il ne peut s’exercer qu’au contact d’un autre, dans la relation mouvante avec Uké. On n’en possède jamais que la moitié 5. Le travail technique doit apprendre cette relation souple avec autrui. Ainsi on acquiert l’intelligence instinctive d’une situation. En un sens, c’est l’action ou la réaction du partenaire qui ouvrira involontairement le champ pour telle ou telle technique. Cette écoute de l’autre est la condition de l’annulation de l’opposition des forces qui mènera à la résolution. Il ne s’agit pas d’être plus fort mais de parvenir à prendre la direction de la force.

        C’est par un pivot, un retournement que l’on peut de se servir de la force de l’autre au lieu de lutter contre elle. Tout d’un coup c’est une bourrasque, un souffle puissant qui soulève les deux corps sans violence. La tension de la force n’est plus une crispation, elle devient un formidable élan dans les airs.

        Je n’ai jamais compris le terme de « victoire ». La victoire ne rend pas meilleur. Chuter n’est pas une humiliation. J’ai toujours éprouvé un plaisir particulier à chuter en randori. Encore une fois, le judo réunit les partenaires.

        - l’enchainement des techniques.

        C’est une longue phrase qui se déploie sous la dictée de Tori et d’Uké dans la réversibilité de leurs rôles. C’est la continuité de l’enchainement sans marquer de césure ou d’arrêt mais en assurant la transition au sein d’une phase d’attaque ou dans l’esquive et l’absorption de l’impulsion adverse qui permet de poursuivre ou de retourner un mouvement.

        Ainsi, de façon très précise, le travail technique ne cesse de nous faire pénétrer plus avant dans le dynamisme de cette unité que nous sommes capables de faire avec nous-même (corps et esprit) et avec notre partenaire par l’enchainement de nos ouvertures.

        Accomplissement : le mouvement d’une vie

        On ne peut parvenir à effectuer correctement un mouvement de judo que si on l’effectue avec tout son être. Il faut faire « un » et se fondre tout entier dans le mouvement. Le judo ne livre sa valeur et sa saveur qu’à cette condition. Si cela est vrai au niveau d’une technique ou d’un assaut, cela l’est plus encore au niveau d’une vie entière. Dans cette recherche de la pureté du mouvement, un renversement se produit, ce n’est plus le judoka qui effectue le mouvement mais le judo qui, silencieusement et année après année, accomplit le judoka.

Il faut faire attention au regard d’un enfant qui se pose sur son rêve. En 1935, j’ai pu lire dans l’Illustration, un journal illustré de l’entre-deux guerre, un article présentant la technique martiale d’un Maître japonais : le judo de Maître Jigoro Kano. Immédiatement je me suis senti attiré ; j’ai voulu découvrir cet art par lequel la souplesse déjouait la brutalité. Ma vie venait de prendre forme, bien en avance sur ce que j’étais capable d’en comprendre.

        Par la suite, la guerre m’a initié à l’âpreté des combats. Tout jeune homme je me suis engagé sans hésitation, sans atermoiements pour libérer mon pays de l’envahisseur. J’ai dû manœuvrer pour échapper aux mesures de protection que ma famille avait mises en place autour de moi. J’ai pu rejoindre un groupe de résistance, puis les Forces de Libération. J’ai ensuite suivi l’armée américaine dans sa remontée en Allemagne avant de rejoindre le front du Pacifique. La capitulation sans condition du Japon sonna l’heure du retour.

        A la fin de ces opérations militaires, j’ai repris l’entrainement du judo. J’ai suivi l’enseignement de Maître Kawaishi, de Maître Pelletier, de Maître Courtine, de Maître Pariset, de Maître Verrier… Je n’ai jamais cessé de suivre des cours particuliers, notamment avec Maître Awazu qui m’a prodigué pendant plus de quinze ans des leçons bihebdomadaires.

        J’ai participé activement à l’aventure du développement du judo en France et à son organisation par Me Kawaishi qui a su l’adapter à la mentalité occidentale.

        Au début des années cinquante, j’ai repris le club de Maître Verrier, triple champion de France, champion d’Europe (1952). C’était un des judokas les plus brillants que je n’ai jamais connu. Nous nous entrainions plusieurs fois par jour. Je l’aidais à se préparer à ses championnats. Ce furent de grandes années.

        J’ai alors créé le Cercle Sportif Roger Arbus et toute ma vie a été vouée à l’apprentissage et à l’enseignement du judo.

        Cette recherche m’a également mené aux autres arts martiaux, principalement la boxe (savate et boxe anglaise) et l’aïkido. Une formation complète exige de connaître les autres arts martiaux qui ont développé d’autres stratégies, d’autres spécificités du corps humain. Il est important de ne pas se cantonner dans les exercices de sa discipline mais de les conjuguer aux autres en étudiant les atémis, le travail des armes qui impliquent d’autres distances, d’autres rythmes dans lesquels à nouveau le judo peut se glisser avec une grande efficacité. Je rappelle qu’à cette époque chaque cours de judo commençait d’ailleurs par une longue séquence de Jiu jitsu.

        J’ai accompagné l’installation de l’aïkido avec Maître Mishikami dès 1948 puis l’arrivée de Maître Abe. J’ai cessé ma progression en aïkido lorsque j’ai pris conscience des travers que l’absence de compétition occasionnait au sein de la Fédération de cette discipline.

        J’ai obtenu le professorat de boxe anglaise et française. Dès les années cinquante je mettais sur pied deux sections de boxe qui du reste existent encore aujourd’hui.

        Je me suis détourné du karaté assez rapidement : je ne supportai pas l’austérité de ces visages fermés. Cela ne correspond pas à ma philosophie de vie. Le sérieux n’exclut pas la gaieté !

        Durant toutes ces décennies, mes journées furent entièrement consacrées à l’enseignement. Je me rendais totalement disponible pour entrainer et accompagner mes élèves dans leur exploration du judo et leur préparation à la compétition.

        Si on a pu me reprocher de ne pas me déplacer suffisamment pour assister aux réunions et aux commissions de la Fédération, cela me semble en partie injuste. Un professeur d’arts martiaux ne peut quitter son dojo. Il doit rester sur place pour assurer le bon déroulement des cours. Pendant des années, je dormais même au dojo.

        Après plus de soixante années d’enseignement, mon club accueille et forme près de 200 judokas de tous âges. J’ai formé dans ma vie plusieurs centaines de ceintures noires, préparé des champions, formé des cadres de la Fédération. Quatre professeurs de grande valeur m’entourent pour continuer l’enseignement du judo dans mon club.

        Tout cela s’est fait naturellement, comme sans y penser par l’implication totale, sans réserve, de tout mon être.

        Enseignement : les cercles de la transmission

        La valeur du judo dépasse le cercle d’une vie : elle s’ouvre sur la vie des autres à la faveur de l’enseignement.

        Le judo me paraît particulièrement précieux dans nos sociétés par sa pédagogie et son mode de transmission que son fondateur a particulièrement médité. L’enseignement du judo rejoint des intuitions très profondes et très simples de la pédagogie que notre culture a eu le génie de découvrir mais que le système scolaire et universitaire n’a eu de cesse d’oublier et de bafouer. D’ordinaire, « on ne cesse de criailler à nos oreilles d'enfants, comme si l'on versait dans un entonnoir, et notre rôle, ce n'est que de redire ce qu'on nous a dit » 6.

        Le judo au contraire repose sur une pédagogie de l’exercice qui s’inscrit dans le dynamisme et l’activité même de l’élève. Le judo ne peut se transmettre par contrainte ; il ne s’agit pas d’un savoir inerte qu’il s’agirait de faire passer d’un récipient (le Maître) à l’autre (l’élève). C’est un mouvement d’ouverture et d’appropriation. Le judoka doit venir au judo pour que le judo puisse pénétrer en lui. C’est par l’exercice, la répétition et l’imitation que peu à peu le corps se forme, que se développent les potentialités et que la fluidité des mouvements trouve à s’inscrire dans tout un ensemble d’habitudes, de dispositions, de réflexes acquis qui feront partie de la personnalité corporelle et psychique du pratiquant. La répétition ici est créatrice ; elle n’est pas servile mais émancipatrice et formatrice. Pour qu’elle ait cette valeur, elle doit se faire sous l’œil du professeur.

        Le professeur de judo ne peut pas dispenser son enseignement de façon uniforme, distante et générale en ne consultant que la maitrise de son savoir. L’enseignement est une aventure qui arrive au savoir du Maître car maintenant il ne s’agit plus de sa maitrise, de son savoir mais de celui de l’élève. Être Maître, c’est être en rapport avec le savoir de l’autre. Devenir professeur c’est quitter la clôture de son propre savoir pour l’ouvrir à la réception qu’en fera autrui. La maîtrise est certes une condition nécessaire (et toute ma vie je l’ai entretenue, approfondie, étendue) mais non suffisante. Il faut en un sens se perdre de vue, changer de place et laisser passer l’élève devant soi :

        « Je voudrais que le précepteur corrigeât ce point de la méthode usuelle et que, d'entrée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la piste, en lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d'elle-même, en lui ouvrant quelquefois le chemin, quelquefois en le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour (…). Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, juger aussi jusqu'à quel point il doit se rabaisser pour s'adapter à sa force. Faute d'apprécier ce rapport, nous gâtons tout (…) » (6 ibid.).

        C’est dire qu’il n’y a pas de judo en général, mais que le judo se déploie dans des corps et des esprits singuliers. Le professeur se doit d’être attentif aux modes de réception et au rythme qui caractérisent chaque corps et chaque esprit dans sa morphologie, son âge, sa motivation,… L’élève compte ici plus que le Maître ; le professeur doit apprendre à lire l’élève, à deviner les chemins qu’il faudra emprunter pour mener l’élève à la découverte et à la maitrise des mouvements.

        Je crois profondément aux vertus de l’exercice et de l’observation. Et ce, dès le plus jeune âge. J’ai remarqué que dès trois ans, les enfants peuvent être invités à pratiquer leurs premiers exercices. Ils ne sauront pas les faire immédiatement mais cela ressortira un ou deux ans plus tard avec une remarquable aisance. Si l’on ne brusque pas le processus par une attente déplacée qui vient tout gâcher, on peut obtenir des résultats surprenants. Et c’est la même chose avec les débutants plus âgés. Il faut savoir les conduire avec patience de façon à ce que le judo puisse s’introduire dans un système d’habitude déjà bien solidifié.

        Peu à peu, cette répétition d’abord mécanique, extérieure, rigide se fait de plus en plus souple. Sans s’en rendre compte le judoka s’oriente vers des mouvements qui conviennent à sa morphologie, son caractère, son appréhension de l’espace. Il évolue dans les exercices qu’on lui propose en tachant de faire siennes les techniques qu’on lui montre et qu’il découvre en regardant la démonstration du professeur ou des plus gradés. Il s’approprie finalement la technique et lui confère une vérité qui n’est pas apprise mais redécouverte et qu’il a su faire sienne.

        « Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement »(7 ibid.) .

        A chaque fois, c’est une relation unique à laquelle il faut être attentif.

        Toutefois l’élève et le Maître se rencontrent dans la dynamique d’un club, qui vient prêter sa chaleur, sa tonalité, son élan à la motivation de l’élève.

        Il est très important de redire combien la Fédération Française de Judo joue un rôle nécessaire dans cet enseignement. La Fédération en effet permet de relier le club, de les ouvrir les uns aux autres dans un cercle plus large qui coordonne et exerce un contrôle salutaire sur la pratique de notre art. La Fédération exerce une responsabilité très importante et irremplaçable. Elle doit veiller à la pérennité et à l’intégrité du judo dans le mouvement de sa transmission. Les commissions des grades, la formation des cadres et des professeurs, l’organisation des stages et des rencontres, le recours éventuel à des mesures disciplinaires sont des instruments nécessaires de cette veille que l’institution assure à distance, à travers le travail des clubs.

        Je ne développe pas ici le rôle, considérable, de promotion de notre discipline exercé en coopération avec le Ministère de la Jeunesse et des Sports. Grâce à la Fédération, le judo a l’honneur d’être un ambassadeur mondial de la France !

        J’ai pour ma part eu la chance d’accompagner cette aventure qu’est la Fédération depuis ses débuts. Je l’ai vu se bâtir et j’ai même participé, ainsi que de nombreux élèves, à sa construction et à son fonctionnement.

        A ce propos, je voudrais dissiper un malentendu qui a causé un certain tort. Si pendant une trentaine d’année je n’ai guère fréquenté la Fédération, c’était pour me consacrer exclusivement à ma tâche de professeur et de directeur de club. J’étais occupé de cinq heures du matin à minuit tous les jours. Pendant de nombreuses années, je dormais même au dojo ! Je ne me suis pas contenté de prescrire les exercices à mes élèves destinés à devenir des champions, j’ai à chaque fois repris le programme d’entrainement avec eux, à leur côté. Et je devais enchainer avec le reste des cours dispensés à tous les élèves. Certains ont pu croire, avec un peu de légèreté que ce retrait cachait une tentative de dissidence et que je préparais une grève de licences ou d’autres manifestations d’opposition. Rien n’est plus faux. Je fais observer que mon esprit est incapable de juger la Fédération. Je lui ai toujours été fidèle et il m’est impossible de vouloir lui nuire !

        En ce qui concerne la compétition, je crois qu’elle est nécessaire et qu’elle fait partie de la formation du judoka. Eviter la compétition serait une erreur car elle permet une mise à l’épreuve de la progression. Elle exige une préparation tant physique que technique ou mentale et elle vient apporter une sanction objective salutaire qui libère le judoka de ses illusions.

        En revanche je suis persuadé qu’elle n’est pas la finalité de cet enseignement et que ce n’est pas vers la compétition que doit tendre exclusivement, ni même peut être principalement, la diffusion de notre art pour le plus grand nombre. Notre art y perdrait son âme avant de perdre peu à peu ses adhérents.

        Il me semble qu’il faut parvenir à la compétition par des voies indirectes, en laissant se déployer un judo le plus libre possible. C’est la meilleure garantie d’avoir sur le long terme des champions originaux, aux qualités diverses qui puiseront de façon toujours neuve dans les ressources infinies de notre art. La naissance d’un champion est un événement imprévisible qui émerge au milieu de soins constants.

        Il m’apparaît donc nécessaire que la Fédération organise et promeuve la compétition à son plus haut niveau mais en veillant bien à ce que la pratique du judo ne s’y réduise jamais. La Fédération me semble avoir cette double responsabilité.

 

Pour conclure je voudrais redire ma gratitude pour ce qu’il m’a été donné de transmettre et réaffirmer ma conviction que dans un monde sans cesse plus désorienté, le judo nous permet de murir le désir d’un geste juste.

        « Il n’est pas de vent favorable pour qui ne sait où il va » disait Sénèque.

        Le judo nous permet de mettre le cap sur l’infini !

 

1/ « Tout coule », Héraclite, fgmt,

2/ Montaigne, Essais, III, 2, Du repentir.

3/ « Toute chose manifeste, dans le mouvement que sa forme enregistre, la générosité infinie d’un principe qui se donne » Bergson, La pensée et le mouvant, « La vie et l’œuvre de Ravaisson ».

4/ Une tessère pouvait prendre la forme une petite tablette d’argile ou de céramique ? Elle pouvait être coupée en deux de manière à servir de signe de reconnaissance à ceux qui détenaient chacun un des fragments.

5/ Là encore on pourrait appliquer au judo ce que Montaigne dit de la parole : « La parole appartient pour moitié à celui qui parle, pour moitié à celui que l’écoute », Les Essais, III, 13, De l’expérience.

6/ Montaigne, De l’institution des enfants, I, 26.

7/ Ibid.